RIMA ELKOURI LA PRESSE
Mis à jour le 27 avril
Le 24 avril 2003, Papa Amadou Touré déposait sa valise à Montréal. Diplômé en médecine, le jeune Sénégalais rêvait de devenir neurochirurgien. Incapable de faire reconnaître ses diplômes, il a dû faire une croix sur ce rêve et pédaler fort pour s’en créer de nouveaux.
En plus de réaliser leur rêve, les apprentis cyclistes souhaitent briser la honte. « On se lève un matin, on a 40 ans. On aperçoit des pistes cyclables qui poussent partout à Montréal. On remarque des nuées de vélos. Puis on rentre à la maison et on se dit “Je ne sais pas en faire, qu’est-ce qui se passe avec moi?” » explique le Montréalais originaire du Sénégal.
Vingt ans plus tard, c’est un Papa Amadou fier du chemin parcouru qui a obtenu cette semaine une reconnaissance officielle de Vélo Québec. Au lieu de soigner des tumeurs au cerveau, le fondateur de Caravane, la grande pédalée est devenu une sorte de psy à bicyclette unique en son genre. Il soigne autrement depuis près de 15 ans, en enseignant le vélo à des gens qui n’ont jamais eu la chance d’apprendre durant l’enfance. Grâce à son école de vélo pour adultes, ce sont plus de 3000 personnes – surtout des femmes immigrantes – qui ont appris à pédaler.
En faisant de Papa Amadou un de ses membres honoraires, Vélo Québec a voulu saluer sa remarquable contribution au développement de la « culture vélo », me dit sa directrice des programmes, Magali Bebronne, en précisant que l’équité dans l’accès au vélo est devenue un enjeu incontournable.
« Une personne à la fois, Papa Amadou amène les gens à faire du vélo. Et il a touché comme ça des milliers de personnes au fil des années. »
J’avais eu l’occasion de rencontrer Papa Amadou à ses débuts1. Il me racontait à l’époque que sa cliente type était une femme du Maghreb de plus de 35 ans. Si son école attire encore une majorité de femmes immigrantes – il ne se passe pas une semaine sans qu’il ne reçoive en cadeau un bol de couscous ! –, avec le temps et le bouche-à-oreille, le portrait s’est diversifié. La doyenne de ses élèves est Emma Béliveau, une dame qui, à 75 ans, a surmonté sa peur de faire du vélo. Son élève le plus marquant est Phillip, un enfant vivant avec une déficience intellectuelle et physique.
À l’assemblée générale annuelle de Vélo Québec, mardi, c’est justement le père de Phillip, William Raillant-Clark, qui est venu présenter Papa Amadou, racontant comment il avait réussi là où plusieurs avaient échoué avant lui.
Pendant des années, le père avait essayé en vain d’enseigner le vélo à son fils. Il a fait appel à des physiothérapeutes et des ergothérapeutes au privé. « Rien ne semblait fonctionner. »
Épuisé, le père s’était presque résigné : son fils handicapé, déjà abonné à l’exclusion, serait aussi exclu de cette activité. Lorsqu’il a entendu parler de Papa Amadou, il lui a envoyé un courriel en désespoir de cause.
“Il était tellement ouvert d’esprit et de cœur et tellement plus patient que moi-même en tant que père ! C’était un don du ciel pour mon fils et pour moi !” – William Raillant-Clark, père de Phillip
Petit à petit, Papa Amadou a réussi à travailler la confiance en soi de l’enfant. Le père n’oubliera jamais ce jour d’automne où, après des mois de travail assidu, il a eu l’immense bonheur de voir son fils pédaler sans petites roues.
« Il fallait voir l’expression sur son visage… Il était tellement fier de lui. Il hurlait : I dit it ! I dit it ! »
Aujourd’hui âgé de 11 ans, Phillip fait du vélo tous les week-ends avec sa famille et en parle avec fierté à ses camarades. « C’est devenu en quelque sorte le symbole non seulement de son insertion sociale et familiale, mais aussi de sa capacité à surmonter la marginalisation. »
L’année dernière, à la veille d’un voyage scolaire, l’enseignante Laurence Caron a aussi fait appel aux précieux services de Papa Amadou pour ses élèves de l’école Henri-Bourassa, dans un secteur défavorisé de Montréal-Nord. « Dans notre milieu, ce n’est pas rare que des élèves ne sachent pas faire du vélo. Et nos élèves finissants devaient aller faire du vélo sur des remparts médiévaux en Italie… Alors il fallait qu’ils sachent pédaler ! »
Après toutes ces années, Papa Amadou se sent plus psychothérapeute que prof de vélo. Bien sûr, il y a une technique à enseigner. Mais l’essentiel a beaucoup plus à voir avec le savoir-être que le savoir-faire. L’écoute, la compassion, la patience, la capacité de créer un lien de confiance…
Le plus dur, ce n’est pas de monter à bicyclette. « Le plus dur, c’est de surmonter la peur de tomber. »
Il en est de l’apprentissage du vélo comme de l’apprentissage de l’exil. « Arriver dans une nouvelle société, avoir l’impression de perdre pied. N’avoir aucun contrôle… Avoir l’impression de se noyer. » Et puis, doucement, apprendre à ne plus craindre de tomber, savoir que l’on peut se relever.
Papa Amadou connaît tout ça, lui qui a eu le sentiment de se « péter la gueule » bien comme il faut quand son rêve de devenir médecin ici s’est brisé. « Pendant des années, mon père ne me parlait pas. Avec mes histoires de vélo, pour lui, c’est comme si j’avais raté ma vie. »
Ils ont renoué récemment, après que le fils eut appris à son père au Sénégal que son travail pour démocratiser la pratique du vélo commençait à être reconnu au Québec.
En écoutant le témoignage de M. Raillant-Clark si ému de voir son enfant filer à bicyclette grâce à Papa Amadou, j’ai pensé que son père avait de quoi être fier de ce fils de l’autre côté de l’océan qui, loin d’avoir raté sa vie, change des vies à grandes pédalées.
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